Quesnes ou Conon de
Béthune (né vers 1150 en
Artois, mort 1220
à Constantinople).
Chevalier-poète picard
, apparenté à la famille de Hainaut, dixième
fils de Robert V, puissant avoué de la cité d'Arras. Il était d'une
famille déjà illustre, qui possédait le territoire de la ville de Béthune dans
son patrimoine. La charge, fort importante alors, de voué de la ville, était
dévolue à l'aîné de la maison de Béthune, dont le renom continua à s'étendre. On
sait que Sully, dans ses Mémoires, se fait honneur de descendre de Conon de
Béthune.
Deux fois croisé, il joua
un grand rôle durant la quatrième croisade (qui aboutit à la prise de
Constantinople en 1204) où il accompagna Baudouin, comte de Flandre qui y devint
empereur. Il fut régent de l'Empire latin d'Orient pendant l'absence
de son seigneur et devint gouverneur d'Andrinople, ville de Turquie
qui s'appelle aujourd'hui Edirne, où il mourut en 1219 ou 1220. Une
rue de Béthune porte aujourd'hui son nom.
Il fut à la fois un
valeureux guerrier et un remarquable poète, éduqué par son parent Huon d'Oisy
(voir
plus
bas),
châtelain de Cambrai. Il fut également compositeur. Villehardouin qui l'estimait
écrivit à son sujet : "Bon chevalier et sage estoit et bien
eloquens." C'est lui qui introduisit dans le cycle courtois l'image
souvent reprise du croisé quittant celle qu'il aime.

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La
Cour
de
Philippe-Auguste
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Prise
de
Constantinople
en
1204
(Eugène
Delacroix)
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Il résidait soit à la cour de Philippe-Auguste,
soit et plus souvent à celle du comte de Champagne qui était alors le
rendez-vous préféré des ménestrels. Les poésies de Béthune sont adressées aux
Dames de la cour, et non aux moins élevées. La comtesse Marie de Champagne reçut
la première l'hommage de ses chants; puis la reine Alix, veuve de Louis VII,
voulut l'entendre, mais il eut peu de succès cette fois. La reine, qui se
piquait ellemême de poésie, trouva aux vers du gentilhomme artésien un certain
«-goût de terroir-». Ce jugement irrita fort Conon et développa en lui le goût
de la satire, auquel il donna maintes fois cours dans la suite. On connaît sa
réplique à la reine Alix, et surtout le couplet où il la blâme de l'avoir repris
comme s'il fût étranger à la politesse du langage de la Cour :
Encoir ne soit
ma parole françoise, Si la peut on bien entendre en
françois; Ne cil ne sont bien apris ne
cortois Qui m'ont repris se j'ai dit mot
d'Artois. Car je ne fus pas norriz à
Pontoise.
Ce couplet est intéressant en ce qu'il témoigne de la prépondérance acquise
dès le XIIe siècle au langage de « France » sur les autres idiomes de langue
d'oil, relégués au rang de jargons provinciaux.
Il s'excusa
dans une chanson pour son langage, mélange de picard et de francien après qu'on
lui eut reproché à la cour, devant témoin et, surtout devant Marie de Champagne,
la dame de ses pensées, son accent artésien. A l'époque déjà, le françien
commençait à s'imposer au détriment des autres dialectes de langue d'oïl . Il
raconta sa mortification en ces termes :
" ... mon langage ont blâmé
les François, et mes canchons oyant les Champenois, et la comtesse encor, dont
plus me poise. La Roïne n'a pas fait ke courtoise, ki me reprist, ele et ses
fieus, li Rois. Encoir ne soit ma parole franchoise ; ne chil ne sont bien apris
ne cortois, s'ils m'ont repris se j'ai mos d'Artois, car je ne fui pas norris a
Pontoise."
Conon nous conte
lui-même, dans une chanson, comment la Reine et son fils, le futur Philippe
Auguste, ont blâmé son langage picard, devant les Champenois:
Car mon langage ont blâmé les François
Et mes chansons, devant les Champenois
Et la Comtesse encor, dont plus me poise.
La Comtesse est la comtesse de Champagne, dont la
compétence, en matière de poésie est reconnue de tous et dont le jugement compte
avant tout pour notre seigneur trouvère picard.

Bien me deüsse targier De canchon faire et de
mos et de cans, Cant me covient eslongier De le meillour de
toutes les vaillans, Si en puis bien faire voire
vantanche, Ke je fas plus, chertes, ke nus amans, Si en sui
mout endroit l'ame joians, Mais dou cors ai et pitié et
pesanche.
On se doit bien esforchier De Deu servir, ja
n'i soit li talans, Et le car fraindre et plaissier, Ki
tous jours est de pechier desirans ; Adont voit Deus le double
penitanche, hé, las ! se nus se doit sauver dolans, Dont
doit par droit me merite estre grans, Car plus dolens ne se part nus de
Franche Vous ki dismés les croisiés, Ne despendés mie
l'avoir ensi ; Anemi Deu en seriés. Dieus ! Ke poront
faire si anemi, Cant tuit li saint trenleront de dotanche.
Devant chelui ki onkes ne menti ! Adont seront pecheour
mal bailli, Se se pitiés ne cuevre se poissanche.
Ne
ja por nul desirier Ne remanrai chi avuec ches tirans, Ki
sont croisié à loier Por dismer clers et borjois et serjans ;
Plus en croisa covoitiés ke creanche. Mais chele crois ne lor
iert ja garans, A nul croisié, car Deus est si poissans Ke
il se venge a peu de demoranche.
Li keus s'en est ja vengiés
Des haus barons ki or li sont failli. C'or les voussist
empirier Ki sont plus vil ke onkes mais ne vi. Dehait li
ber ki est de tel sanlanche Com li oisiaus ki conchie sen ni !
Peu en I a n'ait sen regne honi, Por tant k'il ait sor ses
homes poissanche.
Ki ches barons empiriés Sert sans
eür, ja n'avra tant servi K'il lor en prende pitiés ; Por
chou fait bon Dieu servir, ke je di K'en lui servir n'a eür ne
cheanche : Ki bien le sert, et bien li est meri. Pleüst a
Deu c'Amours fesist aussi Envers tous chiaus ki en li on fianche
!
Or ai jou dit des barons sanlanche ; Se lor en
poise, de chou ke je le di, Si s'en prendent a men maistre
d'Oisi¹ Ki m'a apris a canter des enfanche.
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Je devrais bien m'abstenir de composer une chanson, paroles
et musique, alors qu'il me faut quitter la meilleure des meilleures. Je
pourrais m'en vanter, car certes je fais plus qu'un autre amant. Mais si
mon âme se réjouit, mon corps en souffre péniblement.
Chacun se doit
bien efforcer de servir Dieu bon gré, mal gré et de soumettre la
chair toujours prête au péché. Dieu reconnaît alors la double
pénitence. Hélas ! si on doit se sauver par ses douleurs, je mérite sans
doute une grande récompense, car nul ne quitte la France plus Vous qui
soumettez les croisés à la dîme, Ne dépensez pas l'argent ainsi, Vous en
seriez les ennemis de Dieu Dieu ! que pourront faire ses ennemis, quand
tous les saints trembleront de peur devant celui qui jamais ne
mentit. Alors seront les pécheurs bien mal lotis, Si sa pitié ne tempère
sa puissance.
Jamais quel que soit mon désir, je ne resterai avec ces
tyrans qui se croisent par intérêt pour prélever la dîme sur les clercs,
les bourgeois Plus se croisèrent par convoitise que par la foi. La croix
qu'il porte ne saurait garantir un seul de ces croisés, car Dieu est si
puissant que sa vengeance ne tarde guère.
Il s'est déjà bien
vengé des hauts barons qui lui manquèrent. car il les a rendus
pires que jamais on ne les vit. Malheur aux barons qui ressemblent aux
oiseaux qui souillent leur nid ! Il est peu de gens qui ne les aient pour
autant qu'ils exercent leur pouvoir
Qui sert ces indignes barons les
servira longtemps sans profit sans exciter leur pitié ; C'est pourquoi je
dis qu'il vaut mieux servir Dieu, car son service ne comporte ni risque ni
hasard. Qui bien le sert obtient sa récompense. Plût à Dieu qu'amour en
fit autant à l'égard de tous ceux qui s'y fient.
Et maintenant que
j'ai dit leur fait aux si mes paroles leur déplaisent, qu'ils s'en
prennent à mon maître d'Oisy, lui qui m'apprit à chanter dès
l'enfance.
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CONON DE BÉTHUNE, AI! AMOURS, COM DURE DEPARTIE
I. Ahi! Amours, con dure
departie Me convendra faire de la meillour Qui onques fust amee ne
servie! Deus me ramaint a li par sa douçour Si voirement que m'en part a
dolour! Las! qu'ai je dit? Ja ne m'en part je mie! Se li cors vait servir
Nostre Seignour, Li cuers remaint du tout en sa baillie.
II. Pour li m'en vois souspirant en Surie Quar nus ne doit
faillir son Creatour. Qui li faudra a cest besoig d'aïe Sachiez que il li
faudra a greignour; Et saichent bien li grant et li menour Que la doit on
faire chevalerie, Qu'on i conquiert paradis et honor, Et pris et los et
l'amour de s'amie.
III. Dieus est assis en son
saint hiretage; Or i parra se cil le secourront Cui il jeta de la prison
ombrage, Quant il fu mors en la crois que Turc ont. Sachiez cil sont trop
honi qui n'iront, S'il n'ont poverte u vieillece ou malage; Et cil qui
sain et joene et riche sunt Ne pueent pas demorer sans
hontage.
IV. Tous li clergiez et li home
d'aage Qui en ausmone et en bienfaiz manront, Partiront tot a cest
pelerinage, Et les dames qui chastement vivront, Se loiauté font a ceus
qui i vont; Et s'eles font, par mal conseill, folage, As lasches genz et
mauvais le feront, Quar tuit li bon iront en cest voiage.
V. Qui ci ne veut avoir vie anuieuse, Si voist pour Dieu
morir liez et joieus, Que cele mors est douce et savereuse Dont on
conquiert le regne precïeus, Ne ja de mort nen i morra uns seus, Ainz
naisteront en vie glorieuse. Qui revendra, mout sera eüreus: A touz jours
maiz en iert Honors s'espeuse.
VI. Dieus! tant
avom esté preu par huiseuse! Or i parra qui a certes iert preus. S'irom
vengier la honte dolereuse Dont chascuns doit estre iriez et honteus Car a
no tanz est perdus li sains lieus U Dieu soufri pour nous mort
angoiseuse. S'or i laissom nos anemis morteus, A touz jours mais iert no
vie honteuse.
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Hélas! Amour, comme il me
sera dur de la quitter, la dame la meilleure qui fût jamais servie et
aimée! Que Dieu, dans sa bonté, m'accorde de la revoir tant il est vrai
que j'ai, à la quitter, une immense douleur! Pauvre de moi! Qu'ai-je dit? Je
ne la quitte pas vraiment Si le corps s'en va, pour servir le Seigneur, le
coeur demeure, tout en son pouvoir.
A cause d'elle je pars en soupirant
pour la Syrie, mais nul ne doit se dérober à son Créateur. Celui qui, en
ce besoin, lui fera défaut, Lui l'abandonnera, soyez-en sûrs, en plus rude
péril. Qu'ils comprennent bien tous, les grands comme les humbles, que
c'est là que l'on doit faire preuve de prouesse, là que l'on conquiert
Paradis et honneur, gloire et renommée, et l'amour de son amie.
Dieu
est assiégé en sa très sainte terre. Nous verrons comment ils iront le
secourir ceux qu'il arracha à la prison ténébreuse quand Il fut mis sur
cette croix, tombée maintenant aux mains des Turcs. Ils se couvrent de
déshonneur, sachez-le, ceux qui ne partent pas, sauf si vieillesse, indigence
ou maladie les en empêchent. Et ceux qui ont santé, jeunesse et
richesse ne peuvent, sans honte, demeurer.
Les clercs comme les hommes
d'âge qui ne cesseront pas de faire aumônes et bienfaits auront part ainsi
à ce pèlerinage, et les dames qui pratiqueront la chasteté, si elles
savent rester fidèles aux absents. Mais si, mal conseillées, elles se
dévergondent, ce sera avec des lâches pleins de perversité car tous les
bons participeront, eux, à,cette expédition.
Qui ne veut ici-bas vivre
dans l'affliction, qu'il aille mourir pour Dieu dans la joie et
l'allégresse, car la mort est délicieuse et douce, par laquelle on
acquiert le très précieux royaume. Au reste, personne ne mourra, mais tous
naîtront à la vie pleine de gloire et celui qui reviendra, il sera
bienheureux car pour toujours il aura conclu alliance avec
Honneur.
Dieu! Nous avons si longtemps employé vainement notre
prouesse! En cette situation, nous verrons qui saura se montrer
courageux. Nous irons réparer cet acte déshonorant qui devrait nous
remplir de honte et de colère: avoir laissé perdre, en notre temps, les Lieux
Saints où Dieu souffrit pour nous l'angoisse de la mort. Si maintenant
nous y tolérons nos ennemis mortels, notre vie, à tout jamais, sera
ignominieuse.
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MARIE
DE CHAMPAGNE ET L'INFLUENCE DES TROUBADOURS ET DE LA FIN'AMOR EN PAYS
D'OIL
Chrétien de Troyes quitte la cour de Champagne à l'époque où,
franchissant la barrière linguistique de la Loire, la poésie musicale occitane,
la canso chère à Aliénor d'Aquitaine, est en train de conquérir les cours
du Nord. Les trouvères, émules en langue d'oïl des troubadours, trouvent
naturellement leur auditoire le plus fervent dans les cours où ses enfants font
entrer l'influence d'Aliénor, les cours de ses filles, Marie et Alix de
Blois, celle de son fils Geoffroy, le duc de Bretagne, qui, comme plusieurs
seigneurs, s'exerce à chanter. Même la cour de France, où Louis VII,
le moine couronné d'Aliénor, n'a pas créé un climat favorable, s'ouvre à
cette mode avec la permission de la jeune veuve, Adèle, belle-mère et belle-sœur
de Marie. C'est ainsi qu'au début des années 80, on y rencontre, venu de son
Artois natal, Conon de Béthune, un baron du Nord, qui a eu pour maître en l'art
de trouver Huon d'Oisy, gendre d'Alix de Blois.

La cour de Champagne.
La
cour de Champagne est un grand centre littéraire à l’époque du comte Henri Ier le Libéral († 1181) et de Marie
de Champagne (entourage et échanges culturels).
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Membres à part entière de la cour :
- Pierre de Celle († 1183), abbé du monastère de Celle près de
Troyes, ami de Jean de Salisbury auquel il succède sur le siège épiscopal de
Chartres, et qui dédie son De disciplina claustrali au comte Henri Ier
- Nicolas de Clairvaux, ancien secrétaire de saint Bernard, qui
est un familier et peut-être un secrétaire du même personnage, à qui il dédie
également des oeuvres religieuses.
- Chrétien de Troyes : affirme dans le Prologue de son Chevalier
à la charrette qu’il a entrepris son travail à la demande de Marie de Champagne
; dédie son Perceval à Philippe d’Alsace, comte de Flandre,
- chevalier Gace Brulé qui fréquente successivement les cours de
Marie de Champagne, de Geoffroy Plantagenêt, comte de Bretagne, de Thibaut V et
de Louis, comtes de Blois.
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Les liens entretenus par des auteurs comme Chrétien de Troyes,
Gace Brulé, Guyot de Provins, Huon d’Oisy et Conon de Béthune avec les princes
de la maison de Champagne attestent le goût de ces derniers pour la littérature
courtoise.
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Accueil favorable des oeuvres inspirées de l’Antiquité :
- 1150 -1160, maître Simon Chèvre d’Or, chanoine de Saint-Victor
de Paris, compose un poème latin sur la Guerre de Troie à la demande du comte
Henri Ier,
- Jean le Nevelon dédie au comte Henri Ier sa Vengeance
d’Alexandre, continuation du Roman d’Alexandre racontant l’histoire du
conquérant macédonien.
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Tradition culturelle inaugurée par le comte Henri et la
comtesse Marie est continuée par leurs héritiers et successeurs Thibaut III de
Champagne, époux de Blanche de Navarre, et Thibaut IV, comte de Champagne et roi
de Navarre (1201-1253) :
- Thibaut IV :
- contact avec des poètes comme Chardon de Croisilles, Philippe
de Nanteuil, Raoul de Soissons et Thibaut de Blaison
- trouvère très influencé par Gace Brulé qu’il a connu et
fréquenté (71 poèmes)
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Huon ou Hugue d'Oisy, baron et poète du XIIe siècle, mort vers 1191. Bien
qu'il appartint à l'une des plus puissantes familles féodales de
l'Île-de-France, ce qu'on sait de sa vie est fort peu de chose; il est surtout
connu comme l'un des premiers poètes ayant cultivé au Nord la poésie
méridionale, dont il transmit les secrets à son jeune parent, le célèbre Conon
de Béthune. S'étant brouillé avec celui-ci, il dirigea contre lui un violent «
serventois », où il lui reprochait d'avoir abandonné la Terre Sainte (1191)
avant l'entier accomplissement de son voeu (Les Croisades); l'authenticité de
cette pièce a été contestée sans raisons bien probantes.
Huon d'Oisy
est, en outre, l'auteur d'une composition de sens assez énigmatique, le
Tournoiement des dames (P. Paris voulait la rapporter à l'an 1185), où il
représente un grand nombre de nobles dames de son temps se livrant à une joute.
Ces deux pièces ont été publiées plusieurs fois. (A. J.). |